Les règles de la mondialisation

Pour le sociologue Ulrich Beck [2003], « les firmes mettent en place un “droit privé”. Cela vaut pour les normes techniques comme pour le droit du travail ou celui des contrats, les procédures d’arbitrage, etc. Il se construit une sorte de souveraineté juridique du capital, qui lui donne une certaine indépendance à l’égard de la légitimation étatique ». 18Un premier exemple historique se retrouve dans les accords de Bretton Woods [Helleiner, 1994, p. 44-49]. La rédaction initiale des statuts du Fonds monétaire international (FMI) prévoyait que lorsqu’un pays était victime de fuites de capitaux importantes, le pays qui recevait ces capitaux avait l’obligation de collaborer avec les autorités du pays d’origine pour mettre fin à cette situation. Sous l’influence des banquiers américains, qui avaient bénéficié des fuites de capitaux européens dans les années 1930, cette disposition a été supprimée pour donner l’article VIII-2-b actuel des statuts de l’institution, qui autorise mais n’impose pas la coopération entre États. 19Susan Sell [2003] a montré comment une douzaine de dirigeants de multinationales américaines, opérant dans les secteurs de la pharmacie, de l’informatique et du divertissement, ont écrit ce qui devait devenir les accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights, TRIPS), instaurant une protection exclusive de leurs brevets sur une durée de 20 ans. Jamais, historiquement, la loi internationale n’avait été aussi favorable aux multinationales (ce qui n’empêche pas sa contestation, comme l’a montré par exemple la remise en cause du monopole sur les médicaments anti-VIH sida en 2001). Ces leaders ont d’abord convaincu les entreprises nationales de leurs secteurs respectifs de s’associer à leur démarche. Ils ont également su présenter leur cas au gouvernement américain : à partir d’une expertise technique et juridique de haut niveau, et sur la base d’estimations – qui s’avéreront avoir été largement surévaluées – du coût du piratage sur les déficits extérieurs, au moment où ceux-ci croissaient fortement. 20L’Administration a alors repris à son compte les demandes des industriels, soutenue en cela par Edmund Pratt, alors dirigeant de l’entreprise pharmaceutique Pfizer (l’un des douze) et membre de la délégation officielle des États-Unis dans les négociations de l’Uruguay Round. Ces derniers ont également su convaincre leurs concurrents étrangers de faire pression sur leurs gouvernements afin de donner une priorité à ces négociations. Au total, les multinationales américaines ont réussi à atteindre leur objectif à partir de jeux d’influence mélangeant autorités privées, publiques, nationales et internationales, entre qui les frontières semblent très poreuses. 21L’évolution des normes internationales qui empêchent les grandes banques de prendre trop de risques permet également de mettre en lumière la montée en puissance des acteurs économiques privés. Même dans une économie de marchés financiers, les banques continuent de jouer un rôle important : par les crédits qu’elles distribuent aux entreprises, aux ménages et aux investisseurs, et par les risques qu’elles prennent elles-mêmes sur les marchés financiers, soit par leurs placements, soit par leur spéculation. La « politique prudentielle » organisée au niveau international par la Banque des règlements internationaux (BRI) au sein du comité de Bâle pour le contrôle bancaire, consiste à surveiller à la fois les risques de crédit et les risques de marché que prennent les banques. 22Avant la crise des subprime , la banque américaine J. P. Morgan, relayée ensuite par les grands établissements financiers internationaux, a été à l’origine du développement de l’« autocontrôle » comme principe prudentiel face aux risques de marché. L’autocontrôle représente la possibilité laissée aux établissements financiers d’utiliser des modèles statistiques internes pour contrôler et gérer leurs risques financiers. Un modèle interne se définit par trois composantes : une méthodologie d’ensemble et des algorithmes de calcul, une organisation des responsabilités et des procédures de contrôle, un système d’enregistrement et de traitement des opérations. Le principe d’une influence décisive de gros acteurs privés sur la définition des règles de sécurité de la finance mondiale ne pose pas de problème a priori . Elle ne devient problématique que si les règles en question aboutissent à servir leurs intérêts au détriment de ceux de la communauté. De fait, plusieurs études ont montré que la mise en œuvre de l’autocontrôle comportait de sérieuses lacunes techniques, organisationnelles (Sumitomo, Daiwa, Metallgesellschaft, Barings en sont des exemples), technologiques (les établissements financiers semblent avoir réalisé des progrès en la matière) et managériales (affrontement entre les cellules de surveillance des risques, enclines à la prudence, et les opérationnels, en quête de volumes d’affaires importants). 23La crise des subprime est venue confirmer que l’on ne pouvait pas faire confiance aux banques pour se contrôler elles-mêmes. Les régulateurs publics, regroupés dans le Senior Supervisors Group [2008], ont ainsi mis l’accent sur la mauvaise gouvernance du risque au sein des grandes banques internationales, comme élément explicatif de la crise. Leurs enquêtes in situ soulignent combien les établissements ont abandonné toute prudence, les gestionnaires de risques étant marginalisés par les financiers de terrain, qui ne voyaient que des opportunités de bonus dans les produits spéculatifs qu’ils manipulaient. En même temps, les conseils d’administration et les présidents-directeurs généraux, dépassés techniquement, se contentaient d’approuver des activités mal comprises mais tirant la croissance de leurs profits. En écho, le rapport remis aux actionnaires de la banque suisse UBS [2008], et l’enquête précise menée sur les déboires de la banque belge Fortis [Condijts et al. , 2009], sont venus montrer concrètement comment des grandes banques ont passé outre leurs propres règles internes de contrôle des risques. D’autres études ont insisté sur la mobilisation du pouvoir de lobbying des acteurs bancaires afin d’éviter toute régulation financière contraignante, en particulier aux États-Unis.